Par-delà la traite des femmes vietnamiennes en Asie du Sud-Est. Anthropologie économique des carrières intimes
Thèse en anthropologie, 2015, Ecole des hautes études en sciences sociales
À partir d’une enquête sur la traite prostitutionnelle conduite au Viêt Nam, au Cambodge et à Singapour, cette thèse propose une anthropologie économique des relations intimes que les femmes prostituées vietnamiennes nouent avec des opérateurs informels de crédit, avec des facilitateurs de la migration prostitutionnelle, avec des employeurs de l’industrie sexuelle, avec leur famille ainsi qu’avec les hommes qui rétribuent leurs services. Alors que l’économie de marché, à laquelle le Viêt Nam adhère depuis les réformes du Renouveau (Đổi mới) en 1986, pousse ces femmes à entreprendre, à investir, à s’endetter, à consommer et à migrer, de nombreuses embûches se dressent sur leur chemin : exclusion du marché de crédit, coût élevé de la migration transnationale régulée, obligations de solidarité familiale, inégalités de genre, risques de stigmatisation. Pour se frayer un chemin dans cet univers d’opportunités et de contraintes, elles utilisent l’intimité comme une ressource polyvalente et stratégique afin d’augmenter leurs marges de manœuvre et d’étoffer leurs répertoires d’action.
La réflexion proposée s’appuie sur un concept capable de rendre compte de la fluidité des parcours et de l’articulation entre économie et intimité : les carrières intimes. Cette perspective invite à examiner les parcours de dette à la lumière de l’évolution récente des marchés financiers et de la migration prostitutionnelle, mais aussi les trajectoires de care au regard du régime « familialiste » de bien-être promu par l’État, les carrières sexuelles au prisme des inégalités de genre et notamment de la division sexuelle du travail, ainsi que les carrières morales en référence à la politique de lutte contre les « fléaux sociaux ».
Nourrie d’un solide socle empirique privilégiant l’ethnographie économique de l’intime et le suivi longitudinal ainsi que d’une longue expérience avec les ONG luttant contre la traite en Asie du Sud-Est, cette recherche dépasse rapidement son objet initial, la traite, pour mettre en relief des aspects inédits de la vie des femmes vietnamiennes et interroger la place de l’intimité dans l’économie de marché. Sur le plan théorique, ce travail construit son objet sur l’anthropologie de l’esclavage, sur la sociologie « déconstructiviste » de la traite, sur la sociologie économique de l’intimité et sur la sociologie des carrières.